« Vie et destin », livre d’une vie, celle de Vassili Grossman.

Mes livres sont des îles désertes, je m’y tiens loin du monde pour mieux l’entendre. Parmi ces livres, Vie et destin occupe une place particulière. Il est pour moi une référence littéraire absolue, un chef d’oeuvre universel au delà du temps et des frontières:

Une réflexion philosophique qui fait de la dignité de la personne humaine, de sa liberté absolue, le but ultime de toute construction politique. Un pamphlet contre l’autoritarisme qui écrase et opprime.Une écriture à hauteur de chaque personnage , dans une construction narrative virtuose.

« Vie et destin » est un très grand livre. Vassili Grossman réussit à interpeller le lecteur par les interrogations, les questions qu’il pose sur le sens de la vie et de ses combats. Il le fait dans un mode narratif où rien n’est dogmatique, au contraire, toutes les idées prennent forme dans la bouche des très nombreux personnages, dans une vérité propre à chacun, au plus près de son identité et de son vécu.

Il livre au lecteur dans son roman, une prise de conscience douloureuse, qui s’exprime à travers les doutes, les questions, les remords exprimés par les personnages. En 1961, lorsque l’auteur dix ans après avoir publié le premier volet du récit « Pour une juste cause » , envoie son manuscrit au journal Znamia, il fait l’effet d’une bombe. Le régime est prêt à tout pour éviter les effets d’une telle explosion de vérité.

Deux officiers du KGB se présentent au domicile de Vassili Grossman le 14 février 1961, ils saisissent le manuscrit. Grossman est arrêté puis, trop célèbre et encombrant, il est libéré. Il n’aura de cesse de se battre pour récupérer son manuscrit. Il consacrera à ce combat les trois années qui lui restent à vivre.

Il écrit notamment à Krouchtchev en 1962:

Je vous prie de rendre la liberté à mon livre. Ce livre ne contient ni mensonge, ni calomnie, seulement la vérité, la douleur, l’amour des hommes.

Vassili Grossman meurt en 1964, persuadé que son manuscrit est perdu à jamais. Pourtant deux exemplaires ont pu être cachés par ses proches, l’un à la campagne sous des sacs de pommes de terre, l’autre chez l’écrivain Sémione Lipkine. Ce dernier va réussir à faire passer le manuscrit en Europe occidentale avec l’aide de Vladimir Voïnovitch et celle des époux Sakharov. Il faudra attendre la glasnost de Gorbatchev pour que le livre soit publié en URSS en 1989.

En 1983, « Vie et Destin » est publié en France aux éditions L’âge d’Homme.

Il est salué par la critique comme un chef d’oeuvre, une création littéraire majeure du XXème siècle, comme dans cet article paru dans Libération sous la plume de Olivier Rolin.

Structuré en trois parties, l’action du roman démarre en septembre 1942, alors que l’offensive allemande repousse l’armée rouge dans les quartiers de Stalingrad qui longent la Volga, sur une vingtaine de km du nord au sud. Le récit s’achève dans les ruines de la ville, après la victoire de l’offensive soviétique et la capitulation de la VIème armée de Von Paulus, en février 1943. Loin de célébrer la victoire, les dernières pages du roman livrent le constat résigné d’une victoire en trompe l’oeil.

Le livre fait suite à un premier volet « Pour une juste cause » publié en 1952 dans la revue soviétique Novy Mir, dans les numéros 7 à 10. Ce prélude à Vie et destin, a pour cadre l’été 1942 et se termine au moment où la bataille de Stalingrad commence . Les personnages de Vie et Destin y apparaissent . Les deux livres pourtant ne se ressemblent pas, la teneur politique et philosophique de « Vie et destin » lui donne son originalité par rapport au volume précédent, la prise de conscience politique et idéologique de Grossman fait toute la différence entre l’un et l’autre de ces livres, elle s’affirme dans la décennie qui suit la guerre.

Regard sur la condition humaine en URSS et au delà, Vie et Destin place aussi l’auteur lui même au coeur de son oeuvre, avec un personnage qui lui ressemble : Victor Pavlovitch Strum..

Vassili Grossman tire la vérité de ses personnages de sa propre expérience de témoin direct sur le front. Il y est correspondant de guerre pour Krasnaïa Zvezda, quotidien des forces armées. Ses articles sont lus par les soldats au front mais aussi par les civils, car ils donnent une image vivante de la vie de ceux qui se battent que Grossman s’est toujours appliqué à suivre, au plus près de leur quotidien, au plus près des combats. Il puise dans ce vécu la matière de son roman, le récit de Vie et destin doit sa force à la sincérité absolue qui s’en dégage.

Cette sincérité s’applique à l’auteur lui même. Vassili Grossman, prend conscience peu à peu de la fragilité de l’homme écrasé par la guerre, de la volonté de ceux qui décident à travers l’oppression de l’état. Dans les combats de Stalingrad, il prend la mesure du sacrifice de chaque soldat tué, ce qu’il envoie à Krasnaïa Zvezda ce sont des constats, emprunts d’un regard lucide sur la réalité des combat et sur la vie au front qui laisse deviner les failles de la société soviétique. Ce ton, loin des habitudes du régime, ne plait pas, il se fait donc écarter du front et doit quitter Stalingrad avant la fin de l’offensive.Il suivra l’avancée de l’armée rouge vers l’ouest, l’Ukraine, la Pologne, et fera partie des premiers témoins qui entreront à Treblinka. Progressivement à partir de 1945, il sera confronté au repli nationaliste du régime, qui s’enfoncera dans l’antisémitisme le plus sordide. Le Comité antifasciste juif, dont il est l’un des principaux acteurs est dissous, son « Livre Noir des crimes nazis perpétrés contres les juifs dans les territoires occupés par l’Allemagne » est interdit en 1947. Grossman est témoin de l’élimination progressive de tous ses auteurs, le complot des blouses blanches suivra. C’est dans ce contexte qu’il écrit Vie et Destin, une écriture qui se poursuit après la mort de Staline, dans un pays où le goulag persiste, où le poids du régime reste écrasant comme le prouve l’accueil de son livre.

Peu à peu, l’écrivain sage de la nomenclature officielle qu’il fut avant la guerre, celui qui a regardé d’assez loin les purges des années trente, change son regard et met en scène l’aveuglement, la peur, jusqu’à la lacheté, dont il a pu être lui même l’objet avant la guerre, sous les traits de Victor Pavlovitch Strum.

Personnage pivot du roman, Strum est physicien, il est juif, il a laissé sa mère à Berditchev en Ukraine où elle est assassinée (chap. 17 1ère partie) dans les massacres de masse perpétrés par les nazis. Le choix de Grossman de faire de son personnage principal un scientifique n’est pas un hasard. Lui même a une formation de scientifique, il a fait des études de chimie de 1923 à 1929 puis a exercé comme ingénieur dans les mines du Donbass jusqu’en 1934. Choisir le monde des sciences comme contexte social à l’évolution de Strum, permet à Grossman de s’interroger sur leur finalité dans l’histoire de l’humanité, et de nuancer la portée des progrès scientifiques du 20ème siècle: »Le siècle d’Einstein et de Planck était aussi le siècle de Hitler ». Cette ambivalence des finalités de la science, se retrouve dans la personnalité de Strum capable d’optimisme et aussi de désespoir.

Grossman présente son personnage comme un savant à l’oeuvre, à la fois dans le domaine théorique et sur le terrain expérimental. Il apporte un démenti cinglant aux poncifs matérialistes qui font découler la théorie de la pratique, car Strum formule dans sa tête une théorie nouvelle, révolutionnaire, en sortant d’une soirée chez les Sokolov entre deux discussions sur la littérature et la liberté. Pour Grossman c’est le moyen de prouver que c’est l’absolue liberté de l’homme qui est source de toutes le avancées, celles de la science et celle de l’humanité. toute entière..

« L’idée surgit brutalement. Et aussitôt, sans hésiter, il comprit, il sentit que l’idée était juste. Il vit une explication neuve, extraordinairement neuve, des phénomènes nucléaires qui jusqu’alors semblaient inexplicables; soudain les gouffres s’étaient changé en passerelles. Quelle simplicité, quelle clarté! Que cette idée était gracieuse et belle Il lui semblait que ce n’était pas lui qui l’avait fit naître, mais qu’elle était montée à la surface, simple et légère, comme une fleur blanche sortie de la profondeur tranquille d’un lac, et il s’exclama de bonheur en la voyant si belle ». fin du chap. 62, 1ère partie.

Mais l’idée géniale de Strum va être confrontée à la force de l’état stalinien. De retour à Moscou, la découverte de Strum est d’abord acclamée par ses collègues, puis subrepticement la rumeur fait son office, Strum ne reçoit pas le prix Lénine, il est mis à l’écart, les coups de téléphone se raréfient, il n’est pas invité au dîner, stratégique de Chichakov ….Les critiques se multiplient: trop d’idéalisme occidental, judaïsme, un article le vise sans le nommer dans le journal de l’Institut, il doit remplir un questionnaire, véritable injure à son identité… (chap 52 -53, 2ème partie) Il lui est bientôt demandé de se repentir.

« – Mais me repentir de quoi? reconnaître quelles fautes? demanda Strum. – Quelle importance, tout le monde agit ainsi. Les littéraires, les scientifiques, les dirigeants du parti; tenez Chostakovitch lui même, reconnaît ses erreurs dans cette musique que vous aimez tant: il écrit des lettres de repentir et ensuite comme si de rien n’était, il continue son travail. » chap.21, 3ème partie.

Terrassé par la peur, sommé de se repentir devant le comité scientifique, il décide de se taire et de ne pas s’y rendre, il attend la mort. Pourtant Strum ne sera pas un héros, Staline l’emporte finalement avec quelques mots au téléphone pour le flatter.

Mais aujourd’hui, Strum n’éprouvait ni indignation ni horreur. Plus grandiose était le pouvoir de Staline, plus assourdissants les hymnes et les cuivres, plus grands le nuage d’encens fumant aux pieds de l’idole vivante, plus fort était le bonheur de Strum. (chap.41 3ème partie)

La figure de Strum permet à Grossman d’apporter une preuve supplémentaire du pouvoir infini de Staline. Ce dernier aura eu raison des doutes, des éclairs de lucidité, de l’humanité profonde de son personnage.

Grossman se démarque donc finalement de Strum dans sa part d’ombre, la rédaction douloureuse de « Vie et destin » lui permet de rendre hommage à sa part de lumière.

En faisant ainsi le choix de l’humanité contre la tyrannie, il montre à quel point le doute, au coeur de toute aventure humaine, est la seule alternative à l’arbitraire et ses dogmes.

Publié par Chestakova.

Lectrice: tout un monde.

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