Vie et destin est une comédie humaine, le reflet de la société soviétique dans sa réalité, sa diversité, sa confrontation au déferlement de l’invasion des armées allemandes en 1941. Dans les combats qui vont faire 20 millions de victime de 41 à 45, le sacrifice des hommes devrait imposer au régime stalinien de repenser le respect de la personne humaine, mais Grossman fait le constat dans son roman qu’il n’en est rien. Pour démontrer ce mécanisme, il met en scène l’ épopée militaire dans laquelle le pays s’enfonce et dont la bataille de Stalingrad occupe le centre. Le roman pourtant est bien autre chose que la simple chronique d’une bataille aussi gigantesque soit elle. Il met en scène une humanité pleine de vie dans son quotidien et sa profonde vérité, les militaires, du soldat aux gradés ne sont pas les seuls à en occuper les pages: paysans, ouvriers, ingénieurs, jeunes et vieux, femmes et hommes même enfants prennent vie et se racontent:
Les personnages du roman sont campés dans leurs différences, avec une extraordinaire variété de nuances, certains font l’objet de portraits appuyés, précis, détaillés: c’est le cas des membres de la famille Chapochnikov dont le destin est brossé dès le roman qui prélude à « Vie et destin »: « Pour une juste cause ». Cette famille est le pivot du livre, beaucoup de personnages secondaires gravitent autour d’elle, sont des amis, des collègues, Grossman puise dans ces relations quelques beaux portraits auxquels il va donner valeur de symbole comme le portait de Sofia Ossipovna Levintone qui va porter dans le roman avec Anna Semionovna Strum, la mise en oeuvre en Russie, de la solution finale. D’autres personnages sont tout juste esquissés, croqués sur le vif dans des situations qui vont permettre à l’auteur de pointer la réalité historique dont ils sont pétris, sans rien sacrifier de la vérité et de l’originalité du portrait..
C’est le cas du chapitre 50 de la deuxième partie du roman, dans ces 7 pages Grossman met en scène deux personnages que le hasard fait se rencontrer, les propos qu’ils échangent permettent à l’auteur d’évoquer la grande famine qui a ravagé l’Ukraine dans les années 30 et le caractère criminel de la politique agraire du régime stalinien: Semionov le chauffeur a été fait prisonnier à Stalingrad. Après plusieurs semaines de famine dans un camp, il est transporté par les allemands en train avec bien d’autres, vers l’ouest. Lors d’une halte à la gare de Khoutor Mikhaïlovski les gardes le sortent du wagon et le laissent mourant aux autorités de la gare. Premier hasard dans le destin de Sémionov, le vieil allemand qui contrôle la gare et qui n’a aucune raison de fusiller Sémionov, le laisse se traîner jusqu’au village. Deuxième hasard, qui lui sauvera la vie, il est recueilli par Krysta Tchouniak qui l’héberge et le soigne;
« Ce jour là ce ne furent pas les forces impitoyables d’Etats puissants qui décidèrent de la vie et du destin de Semionov, mais un être humain, la vieille Krysta Tchouniak ».
Le tableau de la comédie humaine que dresse Vassili Grossman s’inscrit dans le quotidien et le détail de la vie de ses personnages, c’est dans le mode narratif que la teneur politique et philosophique du livre prend corps, il n’y a aucun dogmatisme, aucune leçon de morale, tout semble naturellement prendre sa place dans les vies racontées ou vécues. Les personnages sont pris sur le vif, dans leur individualité profonde. Leurs idées s’expriment dans l’intimité de leurs réflexions personnelles, souvent, elles se révèlent au cours de discussions, de dialogues, progressivement, un peu comme si l’auteur voulait lui même décrire sa propre évolution lente, vers la prise de conscience. Il choisit de faire porter cet éveil par plusieurs dizaines de personnages, majeurs ou secondaires, russes liés de près ou de plus loin à la famille Chapochnikov, ukrainiens, mais aussi allemands, du simple soldat au général Paulus, du SS Liss au chef du sonderkommando, le sturmbahnführer Kaltluft. Un profond humanisme se dégage de la manière dont Grossman fait parler ses personnages éphémères:
Dans le chapitre 47 de la troisième partie, l’auteur fait réapparaître dans le récit, le lieutenant-colonel Mikhaïlov, qui a été sommairement cité dans les pages précédentes touchant à la bataille de Stalingrad, il est interprète en chef de la 7ème section de la direction politique du groupe d’armées. A ce titre, il a la responsabilité d’accompagner en voiture, le Feldmarschall Von Paulus au QG de la 64ème armée. Dans ce court chapitre d’à peine quatre page, Grossman réussit à donner à Mikhaïlov assez de consistance et de profondeur pour traduire dans son regard la diversité des sentiments qui le traversent à ce moment précis:
Interrogation devant le silence et le profil figé de Paulus qui finalement pose une question sur le tabac qu’il pourra fumer…
Constat de la terrible vulnérabilité de l’homme qu’il soit soldat allemand ou soldat russe, tous mêlés dans le désordre qui succède à la capitulation allemande;

« Et quel étonnement de voir qu’il y avait parmi eux tant d’hommes de petite taille tant de gros nez, de fronts bas, de petites bouches aux lèvres molles, de petites têtes d’oiseaux. Tant d’Aryens à la peau bistre, pleins de boutons et d’abcès, parsemés de tâches de rousseur. Ils étaient laids et faibles tels qu’ils avaient été mis au monde par leur mère et tels qu’elles les aimait. On cherchait en vain les représentants de cette nation au menton lourd, à la bouche hautaine, têtes blondes, visage clairs et portraits de granit. Ils ressemblaient comme des frères à ces misérables foules de malheureux, nés eux de mères russes, que les Allemands chassaient à coups de baguettes et de bâtons vers les camps de l’ouest à l’automne 41. » (troisième partie chap 47)
A l’image de ce que sont les Rostov de « Guerre et paix », la famille Chapochnikov occupe le centre du récit, les situations sont mises en scène autour d’elle, les personnages secondaires pour beaucoup y sont liés.

Dans la famille Chapochnikov, les femmes jouent un rôle essentiel. Elles ont les traits de mères courage comme Anna Semionovna Strum ou Alexandra Vladimirovna Chapochnikov.
Les filles, d’Alexandra se battent ; Lioudmila aux cotés de Victor Strum assure le quotidien de la famille. Evguenia choisira finalement de rester aux cotés de Krymov, jusqu’à la Loubianka à Moscou, elle tournera le dos à Novikov, vainqueur de Stalingrad à la tête de ses blindés.
Les petites filles Nadia et Véra souffrent chacune à sa manière, Nadia par son détachement d’enfant gâtée, n’attend plus rien de l’avenir, Véra qui donne naissance à son fils sous le feu de Stalingrad, symbolise le sacrifice d’une génération.

Les hommes de la famille Chapochnikov sont dans l’oeil du Cyclone, directement confrontés au régime stalinien:
Victor Pavlovitch Strum comme physicien au sein de l’Académie des sciences, sous le contrôle direct de Staline.
Abartchouk, Dimitri(mort), Zeks dans les camps de Sibérie.
Novikov soumis aux ordres de Staline jusque dans le feu de la bataille.
Krymov arrêté, promis aux geôles de la Loubianka.
La comédie humaine de Vie et destin s’inscrit dans des univers bien précis, toute une humanité y prend forme et chaque personnage possède une individualité forte qui s’exprime en lien avec les situations particulières traversées par les uns et les autres:
Il y a bien sûr ceux du front, russes mais aussi allemands saisis souvent dans la brièveté de l’instant, dans les gestes du quotidien ou dans les batailles, qu’ils soient fantassins, tankistes, radios, aviateurs, cuisiniers, généraux, commissaires politiques.
Il y a aussi ceux des camps, les camps nazis de l’ouest comme les camps staliniens de l’est sibérien.

Lev Dodine, a mis en scène Vie et Destin au théâtre en figurant un filet de volley pour diviser la scène entre ce monde des camps et l’autre. Grossman peint une réalité plus nuancée, la vie dans le camp est aussi un microcosme de ce que les désormais détenus ont vécu dans la société soviétique.
…

Le camp de concentration nazi auquel Grossman consacre 15 chapitres, n’est pas situé précisément. Le vieux bolchevique Mikhaïl Sidorovitch Mostovskoï y est déporté après son arrestation en aout 42 à Stalingrad (cf « Une juste cause ») L’auteur lui fait quitter le train à Poznan, là où les nazis créèrent le 1er camp de concentration en Pologne occupée en 1939, il servit aussi de camp de répartition. Il fait dire à son personnage qu’il n’est pas passé à Berlin, ce camp pourrait être n’importe lequel de ceux qui étaient situés en Pologne ou en Allemagne.

Les hommes que Grossman met en scène dans le camp allemand viennent d’horizon divers, ils correspondent à des types sociaux ou politiques bien précis, ils donnent une idée de la diversité de la société soviétique et de ses divisions au delà de l’unanimisme de façade. Face à Mostovskoï qui fait figure de vieux bolchevik fidèle, on trouve: Tchernetsov le menchevik qui a fui la Russie en 1921 pour Paris où il est arrêté pour ses appels à sabotage dans la banque où il travaille, Erchov, Major, considéré comme le chef de file des prisonniers, fils d’un Koulak déporté en Sibérie où il meurt avec sa famille, la carrière d’Ershov en souffre mais il reste loyaliste envers le régime. (Grossman consacre de belles pages au portrait d’Ershov qui fait le voyage en Sibérie pour voir son père) ( chapitre 68, 1ère partie).Ikonnikov, ancien moine devenu Tolstoïen avec des rêves de justice sociale qui reposent plus sur l’idée du bien que sur le marxisme. Le commissaire de brigade Ossipov, Le général Goudz, le soldat Pavlioukov, le colonel Zlatokrylets, achèvent de petit groupe des prisonniers russes. Tous semblent poursuivre dans le camp les discussions d’avant guerre, on y évoque les vieilles divisions, on parle des dénonciations de 37, on refait le monde…
Il est question dans ce petit groupe de mettre sur pied un noyau de résistance organisée, la discussion s’engage pour savoir qui en aura le commandement, Dans la manière dont les réflexions de ces détenus s’expriment, c’est toute la rigidité de la vie politique en URSS qui prend forme, et on pourrait se croire bien loin d’une logique de résistance dans la manière dont les qualités et les défauts de chacun sont examinés. Finalement, force reste à l’ordre stalinien, c’est Kolikov, de Moscou qui impose son point de vue, l’état stalinien tout puissant est partout, jusque dans les geôles nazies.
Pourtant, dans ce petit cénacle , l’héroïsme prend figure, et ce ne sont ni les vieux bolchéviques ni les gradés qui l’illustrent mais le fou de dieu Ikonnikov qui dévoile le projet des nazis, de construire une chambre à gaz dans le camp et qui fournit les plans à Mostovskoï. Fouilles et arrestations se succèdent alors, Mostovskoï aux arrêts croisera alors la route de Liss, représentant Himmler dans le camp. Un face à face entre les deux hommes, à l’initiative de Miss, renvoie dos à dos les deux Etats totalitaires. Ikonnikov est fusillé et tous périront à la découverte du groupe. A la suite du dernier chapitre consacré à ces prisonniers russes dans le camp allemand, Grossman développe sa présentation de ce qui distingue le système concentrationnaire nazi du Goulag stalinien: la mise en place de la solution finale dans sa rigueur scientifique administrative idéologique.(2ème partie du chapitre 41 au chapitre 48)
L’exemple de ce milieu particulier de concentrationnaires dans un camp nazi , illustre la manière dont Grossman dénonce une réalité politique et philosophique en partant de la comédie humaine. Elle s’appuie pour lui sur l’humanité profonde et individualisée de ses personnages. C’est cette individualité qu’il veut restaurer, pour lui, un Etat socialiste doit la défendre et la servir et non l’inverse.