Des camps de concentration de l’Allemagne nazie, au goulag sibérien, de Stalingrad aux steppes de l’est, de Kazan, à Moscou, l’action du roman situe les personnages dans une géographie éclatée à l’image du monde dans lequel ils vivent.
Le centre de cette géographie s’articule sur la bataille de Stalingrad. De l’été 1942 à l’hiver 1943, tout y converge et la vie entière du pays y est suspendue, tout comme l’effort de guerre nazi qui s’enfonce dans une défaite programmée et donne alors à la guerre ses accents les plus barbares.
La bataille de Stalingrad est la colonne vertébrale du roman
La bataille de Stalingrad est la colonne vertébrale du roman.
Elle en est l’épicentre mais ne concerne que le quart du roman pour les pages qui y sont consacrées, chaque partie du récit lui consacre entre 14 (2ème partie) et 17 chapitres (3ème partie autour de l’offensive victorieuses) . Stalingrad apparaît dans le roman au chapitre 7 de la première partie (qui lui consacre 15 chapitres), la ville est écrasée sous les bombes et les assauts des troupes allemandes qui avancent vers le fleuve sur la rive droite.
Le coin que les Allemands avaient enfoncé dans la partie sud de Stalingrad, près du jardin des Lapchine et de la Elchanka, s’élargissait et les mitrailleuses allemandes camouflées à la limite de l’eau tenaient sous leur feu la rive gauche de la Volga au sud de la Krasnaïa Sloboda. Les officiers de l’état major qui reportaient sur la carte la ligne du front voyaient progresser inexorablement les lignes bleues et fondre la bande comprise entre la ligne rouge de la Défense soviétique et le bleu de la Volga ». (1ère partie chap 8)
Les images d’apocalypse ( l’incendie des réservoirs de pétrole) se mêlent aux combats de rue, aux déplacements hasardeux dans les tunnels, aux verrous stratégiques du combat (la maison 6bis), la fragilité de la vie humaine est omniprésente.
Un jour, Klimov et Chapochnikov devaient pénétrer à l’intérieur des positions ennemies; ils franchirent le remblai de la voie ferrée et rampèrent jusqu’au bord d’un trou d’obus qui abritait une mitrailleuse lourde, ses servants et un officier d’artillerie. Les deux éclaireurs observèrent cloués au sol, la vie des allemands. Un des soldats avait déboutonné sa vareuse, avait passé un mouchoir à carreaux rouges dans le col de sa chemise et se rasait. Sérioja entendait la barbe dure et poussiéreuse crisser sous la lame du rasoir. Un autre était en train de manger dans une petite boite de conserve plate; durant un bref mais interminable instant, Serioja regarda cette large face concentrée sur son plaisir. L’officier remontait son bracelet-montre. Sérioja fut pris de l’envie de lui demander, doucement pour ne pas lui faire peur : »eh dites donc, quelle heure est-il? » Klimov dégoupilla une grenade et la lança au fond du trou. La poussière n’était pas encore retombée qu’il en lançait une deuxième et sautait à sa suite dans l’entonnoir. Les allemands étaient morts comme s’il y a quelques secondes encore ils n’avaient pas été vivants. (1ère partie, chap 58)

Dans leur avancée vers l’est, de septembre à novembre 1942, les allemands ont fait reculer l’armée rouge jusque dans la ville, Au moment de l’offensive russe du 19 novembre, le front est fixé au coeur des différents quartiers, à proximité immédiate de la rive droite du fleuve. Le paysage urbain avec ses usines, ses marchés, sa centrale thermique, ses collines, ses places, ses maisons, ses immeubles, est totalement défiguré, les hommes sont plongés dans l’enfer des combats.

La dimension héroïque des combattants s’inscrit dans des individualités fortes qui ne doivent rien à la hiérarchie militaire ou aux ordres de Moscou. C’est le cas de Grekhov qui assure le commandement de la maison 6bis, minuscule enclave d’initiative dans le combat, qui lui donne des airs de commune de Paris. Elle devient vite suspecte car le front n’échappe pas à la logique de contrôle de l’état, les commissaires politiques en sont la preuve même si ces derniers peuvent ainsi tomber sous les coups de la répression (Krymov)

Autre figure héroïque, celle de Novikov, à la tête d’une division de blindés. Dans la grande offensive de novembre, il retarde leur assaut au maximum pour épargner des vies humaines, il sera retiré du front et convoqué à Moscou.
Le quotidien pourtant s’organise et les gestes habituels de la vie se teintent d’une dérision absurde. Grossman témoin comme correspondant de guerre de cette vie au quotidien, consacre de nombreux passages du roman à l’évoquer avec simplicité, soulignant dans l’absurde des situations, le triomphe de la vie, réalité intangible et principe fondamental
« Peu de temps après, le violoniste faisait la barbe de Krymov et, avec le sérieux exagéré et comique des coiffeurs, il demandait à Krymov si le rasoir ne l’irritait pas, passait la main pour vérifier si les joues de son client sont bien rasées. Dans le sombre royaume de terre et de fer s’insinua une odeur grotesque et triste, une odeur étrange et saisissante d’eau de Cologne et de poudre de riz. » (partie 1, chap.12)

Si les deux rives de la Volga résonnent des tirs de la bataille à Stalingrad, le fleuve tout entier est un axe clé de la géographie de la guerre. Les villes qui le jalonnent deviennent des centres névralgiques, la production, l’activité scientifique, technique y ont reflué depuis Moscou. Ainsi les Chapochnikov se retrouvent à Kazan où Strum continue à travailler à ses recherches à l’Institut de physique..
De Kazan, Lioudmila Nikolaïevna Chapochnikov descend la Volga en bateau pour se rendre à Saratov, où se trouve son fils blessé. Ses souvenirs d’enfance sont loin de la dureté qu’elle y trouve:
Petite fille, Lioudmila avait été élève en 11ème, le cours préparatoire, au lycée de filles de Saratov. Les matins d’hiver, elle était installée à table et balançant les pieds sous sa chaise elle buvait son thé pendant que son père qu’elle adorait, lui mettait du beurre sur une brioche encore chaude. La lampe se reflétait dans le flanc arrondi du samovar, de la brioche, de la main de son père. ET on aurait pu croire qu’en ce temps là il n’y avait dans cette ville ni vent froid de novembre, ni suicides, ni enfants mourant dans les hôpitaux, qu’il n’y avait que chaleur, chaleur, chaleur.(1ère partie, chap 27)
Kouïbychev a des allures de base arrière de Stalingrad, c’est là qu’Evguénia Nikolaïevna Chapochnikov se réfugie après son départ de Stalingrad, là que Novikov fera halte et tentera de la retrouver.
Kouibychev abritait de nombreux ministères, des administrations, des journaux,Il était devenu la capitale d’un jour où s’était réfugié la vie de Moscou avec son corps diplomatique, le ballet du Bolchoï, ses écrivains célèbres et ses correspondants étrangers. Ces Millers de personnes s’entassaient dans des chambres d’hôtels, des réduits, des foyers , et poursuivaient leurs activités habituelles. (1ère partie, chap 23)
Vers Stalingrad, enjeu stratégique clé, convergent les régiments d’infanterie, les divisions de blindés, les unités d’aviation, la beauté des paysages sibériens contrastent avec la violence des combats et de la guerre. Ils constituent dans le roman des temps de respiration qui soulignent la force vitale à laquelle l’auteur veut rendre hommage.

Le lieutenant Viktorov est liée à Véra, petite fille d’Alexandra Vladimirovna Chapochnikov, il l’a connue à Stalingrad alors qu’il était à l’hôpital, blessé. Son unité d’aviation se regroupe à l’arrière en attendant de rejoindre le front:
Lors de leur arrivée, cette nature du Nord avait étonné Viktorov, qui la voyait pour la première fois. La vie de la forêt, la jeune rivière qui courait entre les collines abruptes, l’odeur des feuilles pourrissantes et des champignons, la vibration des arbres, tout cela ne le laissait en paix ni le jour ni la nuit. Au cours des vols, Viktorov avait l’impression que les odeurs terrestres parvenaient jusqu’à la cabine du Chasseur. La vie de la vieille Russie, celle que Viktorov ne connaissait que par les livres, vivait dans cette forêt, ces lacs…Ici passaient les routes anciennes; ces forêts avaient servi à bâtir les isbas et les églises, elles avaient donné les mâts des navires. L’ancien temps s’était attardé ici, perdu dans ses songes…(1ère partie, chap 34)

Convergent aussi vers Stalingrad des régiments d’infanterie cantonnés dans les steppes kalmoukes , étendues de sable autour de la mer Caspienne, à l’est de la Volga, on y rencontre Darenski, qui livrera dans un dialogue un constat implacable sur la bureaucratie.
C’est aussi dans la steppe à l’est de la Volga que les tanks de Novikov se regroupent avant de rejoindre le front de Stalingrad pour l’encerclement final. La vie de chacun se fond dans la guerre qui envahit tout.
« Tous ces hommes, les officiers des états-majors d’armées et de divisions, les généraux fumant sous les sombres icones d’une isba, les cuisiniers des généraux qui font rôtir le gigot dans le four du poêle paysan, les téléphonistes qui enroulent leurs cheveux autour de cartouches ou de clous, le chauffeur qui se rase dans la cour, un œil sur le morceau de miroir et l’autre cherchant un avion allemand dans le ciel, tous ces hommes, et tout ce monde fait d’acier, d’électricité, d’essence, et tout ce monde de guerre faisaient partie intégrante de la longue vie de villages, hameaux, fermes de la steppe. » (chap 33-2ème partie)
Et toujours, le paysage a sa propre vie, dans la steppe:
« Tout passe, mais ce soleil, ce soleil énorme et lourd, ce soleil de fonte dans les fumées du soir, mais ce vent, ce vent âcre, gorgé d’absinthe, jamais on ne peut les oublier. Riche est la steppe…
La voilà au printemps, jeune, couverte de tulipes, océan de couleurs…L’herbe à chameaux est verte et ses piquants sont encore tendres et doux.
Mais toujours- au matin, en été ou en hiver, par de sombres nuits de pluie ou par clair de lune-toujours et avant toute chose, la steppe parle à l’homme de liberté. Elle la rappelle à ceux qui l’ont perdue. » (chap 63-1ère partie)
Ou encore des étendues sablonneuses et désertiques de la mer Caspienne :
« Des milliers d’hommes habitués à la rosée du matin, au bruissement du foin, à l’air humide étaient installés dans ce désert de sable. Le sable fouette la peau, pénètre dans les oreilles, il crisse dans la bouillie et dans le pain, il se glisse dans le sel et les culasses, dans les mécanismes des montres, dans les rêves des soldats…Le corps de l’homme, ses narines, sa gorge, ses mollets souffrent. Le corps de l’homme y vit comme une télègue qui quitterait la route pour rouler dans les champs. » (chap 13, 2ème partie.)